La perception des paysages aquatiques à l'antiquité
La perception des paysages aquatiques à l'antiquité
Naturellement et, quelles que soient les conditions géologiques ou climatiques, les hommes se sont toujours rassemblés à proximité d'espaces aquatiques indispensables à la vie.
Dans les textes homériques, Téthys et Okéanos bornent les limites du monde par un gouffre stérile, une mer pourpre dans laquelle se déversent des sources limpides et des eaux souterraines[1]. Sans distinction d'une eau marine ou fluviale, Hésiode recense une quarantaine de cours d'eau visibles, peuplés de nymphes et de créatures[2]. Sur de rares cartes géographiques de l'époque archaïque, le philosophe Anaximandre, par exemple, interconnecte les cours d'eau à un seul océan qui encercle les terres (Fig. 2)[3].
L'eau de mer se décrit par des mouvements, un caractère périlleux ou stérile[4]. L'eau douce est claire, courante, pure, mais n'en reste pas moins dangereuse en cas d'inondations[5]. Leurs descriptions proviennent de l'observation et du registre sensoriel : des couleurs, des sonorités apparentées au bruit d'animaux et de monstres, des odeurs, une saveur amère ou douce ou différentes températures[6].
Les observations et ressentis qui confrontent l'homme de l'antiquité à son environnement aquatique, aux phénomènes naturels et météorologiques, s'interprètent dans les traités philosophiques par une cosmologie animée d'un bestiaire qui peuple le monde[7]. Dès le VIe siècle, un nouvel intérêt pour l'examen scientifique de l'environnement, la géologie, la physique, la géographie ou la médecine, transforme la pensée magique sur l'origine de l'eau par une vision plus pragmatique autour de ses propriétés physiques et de vertus thérapeutiques. Vers 460 avant J.-C, Empédocle la catégorise comme un élément au même titre que la terre, le feu et l'air[8].
Les bienfaits de bains de source en plein air ou aménagée ont été évoqués par Homère comme allégorie à la purification de héros, on s'immerge non pas dans des eaux chaudes, mais à la rivière, on boit à la fontaine de l'oubli ou celle de la mémoire[9]. Plus tard, des immersions thérapeutiques, douches, aspersions et même ingestions d'eau sont recommandées par les traités d'Hippocrate[10], mais leur utilisation quotidienne pour le corps ou le caractère sacré de l'eau semblent aujourd'hui atténués. L'historiographie du XIXe siècle, imprégnée de romantisme pour les religions anciennes, esquissait une approche archéologique et des descriptions de vestiges empreints de forces de la nature ou de légendes[11]. Pourtant, surement par souci actuel autour de l'environnement, les dernières théories d'historiens ou d'archéologues s'accordent sur une connaissance ancienne de techniques hydrauliques adaptées dans les cités ou sanctuaires pour prévenir d'aléas naturels[12] ou garantir l'eau courante, plus que de constructions destinées à l'hygiène ou même à une fonction mantique avec l'eau[13].
En effet, d'ingénieux réseaux de plomberie et canaux alimentent déjà des fontaines, des vasques ou des bassins chez les Minoens, en Égypte ou en Mésopotamie[14]. L'installation de l'homme et son action pour canaliser, dériver ou simplement borner les zones aquatiques a pour but de domestiquer l'eau pour le fonctionnement des communautés. Canalisée du sol ou recueillie du ciel, elle reste d'abord destinée à l'agriculture, l'élevage, l'alimentation, la confection d'artisanat et des rites particuliers.
Source de prodiges et de fertilité, chaque espace maritime, fluvial ou lacustre semble toutefois caractérisé par des indications visuelles, des symboles informant d'attitudes à tenir envers le lieu, indiquant des espaces propices à des offrandes ou dévotions. Pour les lieux aquatiques, René Ginouvès repère des légendes, des indications et réalités cultuelles où la puissance de l'eau, oraculaire ou guérisseuse, est associée à des forces féminines, des muses, maitresses de sources chaudes et médicinales, qui apportent santé, inspiration, oracles et connaissance[15].
[1] J. Goy, « La mer dans l'Odyssée », in: Gaia, revue interdisciplinaire sur la Grèce Archaïque, n°7, 2003, p. 225-231, du même auteur : « Ce que la science des océans doit à Homère », Collections de l'Histoire n°24, 2004, (Consulté le 10 mars 2023 : https://www.lhistoire.fr/ce-que-la-science-des-oc%C3%A9ans-doit-hom%C3%A8re).
[2] S. Dalmon, « Les Nymphes dans la Théogonie hésiodique », Pallas, n°85, 2011, p. 109-117.
[3] Reconstitution de la première carte du monde perdue d'Anaximandre (VIe siècle av. J.-C.) basé sur l'ouvrage de J. M. Robinson, Introduction to Early Greek Philosophy, Boston, Houghton & Mifflin, 1968, 339 p.
[4] A. Bonnafé, Poésie, « Nature et Sacré. Tome I », Homère, Hésiode et le sentiment grec de la nature. Lyon, MOM Éditions, vol. 15, n° 1, 1984, p. 137.
[5] R. Scariati, G. Hochkofler G., "De la douceur de l'eau dans le monde antique", in : Actes du Festival International de Géographie, Saint-Dié-des-Vosges, 2003, p. 4.
[6] C. Couëlle, « Perceptions et représentations du paysage dans le monde grec », Journée de l'antiquité et des temps anciens 2018-2019, Travaux & documents, Edition du CRESOI, 2019, p.147-169.
[7] F. Pancioni, Les dieux-fleuves dans le monde grec (Grèce, Grande-Grèce, Sicile, Asie mineure): mythes, cultes et représentations, 310 p., Mémoire de Master 2 Mondes anciens, Université Paul-Valéry - Montpellier 3, 2019
[8] M. Brémond, « Éléments et zones du monde d'Homère à Empédocle », Philosophie antique n°21, 2021, p. 7-30.
[9] G. Nagy, Le signe du héros : un prologue à l'Héroïkos de Philostrate, 2020, (Consulté le 29 mars 23 : https://chs.harvard.edu/curated-article/ gregory-nagy-the-sign-of-the-hero-a-prologue-to-the-heroikos-of-philostratus)
[10] H.S. Vuorinen, P.S.Juuti, T.S. Katko, « History of water and health from ancient civilizations to modern times », Water Science and Technology: Water Supply, n°7, 2007, p.49-57.
[11] Z. Verghis, "Les écrivains et artistes français du XIXe siècle et la Grèce", Cahiers balkaniques n°44, 2016, (consulté le 10 mars 20223 : https://journals.openedition.org/ceb/9908)
[12] L. Thély, « Le retour d'expérience ». Les Grecs face aux catastrophes naturelles: Savoirs, histoire, mémoire, Athènes, École française d'Athènes, 2016, p. 235-267.
[13] A. Perrier, « De l'éloquence et des dangers de l'eau à Delphes », Les Études classiques, n°87, 2019, p. 152 et p. 166.
[14] J. Bonin, « L'hydraulique dans l'antiquité », La Houille Blanche, n°4, 1982, p. 285-288.
[15] R. Ginouvès, « Dieux guérisseurs et sanctuaires de sources dans la Grèce antique », in : Dieux guérisseurs en Gaule romaine, Lattes, Editions Landes, 1992, p. 97-105.